Pour notre newsletter de rentrée, nous devions interviewer Aryana Sayeed. Cette chanteuse et féministe afghane invite, épaules nues et pantalon en cuir, dans son clip Lanat à cracher à la figure des islamistes. Nous voulions rappeler que si certaines luttes contre le patriarcat en Europe s’illustrent en défiant les diktats associés à la” féminité”, ailleurs c’est l’inverse qui se joue. Courant juillet, nous lui avions fait parvenir nos questions. Elle inaugurait à ce moment-là sa boutique de vêtements fabriqués en périphérie de la ville par des ouvrières. Nous attendions ses réponses quand tout s’est précipité. Le 15 août, les talibans entraient dans Kaboul. Depuis, nous n’avons plus de nouvelles d’Aryana Sayeed, mais nous savons qu’elle a été évacuée par les États-Unis et qu’elle est sauve. 

Depuis quelques semaines, les Afghanes luttent pour leur survie, se terrent chez elles, et voient leurs rêves partir en fumée. D’autres, minoritaires, osent sortir dans la rue pour exprimer leur révolte, pancartes brandies bien haut, au nez et à la barbe des talibans. Negin, Nilofar Ayoubi, Samira Hamidi et Shoukria Haidar ont accepté de nous livrer leur expérience, leur ressenti et leur analyse de la situation. Plus que jamais, leurs témoignages reflètent l’urgence absolue d’une sororité mondiale. 


 Pourquoi il faut “secouer le monde” pour les Afghanes 

Negin rêve d’être juge. Ou plutôt rêvait : “En Afghanistan, mes rêves ne se réaliseront pas”, nous raconte la lycéenne de 17 ans, terrée “comme une prisonnière dans sa propre maison” depuis la prise de Kaboul. Elle ne reprendra pas les cours : “Malheureusement, je ne peux plus y aller en raison des menaces qui pèsent sur les filles et les femmes. J’aime aller à l’école, mais il n’y a aucune garantie que si tu vas à l’école tu rentres chez toi saine et sauve.” Elle aurait aussi voulu devenir militante pour les droits des femmes, “mais en Afghanistan, ce n’est pas possible, ils vous tuent tout simplement.” Les nouveaux maîtres du pays viennent d’annoncer, malgré leur promesse, que filles et garçons seront dorénavant séparé·e·s à l’école et que seules les enseignantes pourront enseigner aux filles. Mais si les femmes (enseignantes, employées) sont autorisées à travailler “sur le papier”, elles sont en réalité la plupart du temps renvoyées chez elles pour “raisons de sécurité”.

La société afghane n’est plus la même depuis l’invasion américaine et la présence de l’OTAN. Pendant 20 ans, les femmes ont eu accès à des responsabilités à des degrés divers, ont fait de longues études. Elles ont été parlementaires, membres de cabinets ministériels, ambassadrices, leadeuses ou encore très actives dans la société civile et dans la vie économique. 

Nilofar Ayoubi, 26 ans, a fondé une entreprise dans la décoration et un magasin de vêtements féminins. Depuis quelques semaines, la jeune femme se terre avec son mari et ses trois enfants. Militante pour les droits des femmes, elle dit être sur la liste des talibans et explique que des raids sont effectués dans ses bureaux pour essayer de la trouver. “Ils ont déjà commencé à demander aux femmes de céder leur entreprise à un homme de leur famille. Ce que la plupart ont fait, pour survivre”, nous raconte-t-elle. Celle qui n’aurait jamais imaginé le retour des talibans se sent “sans abri, sans espoir et anesthésiée”. “Nous sommes tous·te·s encore dans le déni et sous le choc. J’ai peur d’être oubliée et que tout ce que j’ai accompli l’ait été en vain.


 “En quelques heures, tout s’est écroulé”  

Cet horizon qui se ferme, c’est ce que résume Samira Hamidi, chargée d’action pour l’Asie du Sud chez l’ONG de défense des droits humains Amnesty International : “Les femmes et les filles ont perdu tout ce qu’elles avaient. Les écoles, les ONG, les organisations de femmes sont fermées. Les femmes employées ont extrêmement peur de se rendre à leur travail. Elles ont travaillé très très dur pendant les vingt dernières années, et en quelques heures, tout s’est écroulé.

Des membres de Zohra, seul orchestre exclusivement féminin d’Afghanistan, parlent désormais de leur formation au passé. Selon Reporter Sans Frontières, sur les 510 femmes qui travaillaient dans huit des plus grands médias et groupes de presse, seules 76 (dont 39 journalistes) sont encore en activité. La représentante d’Amnesty décrit une situation où les militantes des droits des femmes, y compris celles qui témoignent à visage découvert, vivent dans la terreur. “Les activistes que je croise me disent :Je veux rester en Afghanistan, je ne veux pas être évacuée, je veux parler aux médias, je veux parler à la communauté internationale, quelqu’un doit le faire’”, nous confie Samira Hamidi. Aujourd’hui s’ouvre une grande période d’incertitudes pour les Afghanes. “Leur liberté va leur être à nouveau retirée, les filles ne vont plus être autorisées à mener l’existence qu’elles désirent. Celles qui veulent devenir musiciennes, artistes, celles qui veulent promouvoir les femmes et les droits humains n’auront plus cet espace.” 

Si à Kaboul, les talibans essaient de paraître recommandables pour la communauté internationale, “qu’en est-il dans les provinces où le téléphone ne passe pas, où il n’y a pas Internet ?”, se demande la représentante d’Amnesty. La prise des villes a sidéré par sa rapidité. Pourtant, les talibans contrôlent déjà depuis plusieurs années des provinces rurales, où 70% des Afghan·e·s vivent et sont donc à la merci des chefs locaux et de leurs lois. “Les femmes sont privées de leurs droits fondamentaux et ne sont pas autorisées à travailler, évidemment. Les filles ne peuvent pas aller à l’école. Il y a beaucoup de restrictions liées à l’application de la charia sur les femmes et les filles”, explique Samira Hamidi. 


 Des militantes trahies 

Le 31 août – date butoir pour le départ des troupes américaines d’Afghanistan – a été un véritable coup de massue pour les défenseuses des droits humains. Aujourd’hui, elles se sentent trahies par ces accords (c’est à Doha que les Talibans ont négocié le retrait des troupes américaines). “Si vous regardez toutes leurs réunions, y compris sur l’éducation des filles, les talibans sont seulement entre hommes. Ils n’ont même pas pris la peine d’inviter un groupe de femmes”, ironise Samira Hamidi. Seules quatre Afghanes ont en effet pu participer aux discussions : Habiba Sarabi, Fatima Gailani, Sharifa Zurmati Wardak et Fawzia Koofi. La représentante d’Amnesty dénonce la lâcheté américaine sur le sujet : “Ils ont dit ‘vous devez parler d’Afghan à Afghan’ en éludant complètement le fait qu’ils sont venus en Afghanistan avec le slogan ‘Nous sommes là pour protéger les Afghanes‘”.

Shoukria Haidar partage le même point de vue que Samira Hamidi sur la politique de retrait des armées états-uniennes. Cette ancienne joueuse afghane de ping-pong et karatéka a fui son pays lors de l’invasion soviétique, avant de trouver refuge en France où elle fonde, dans les années 1990, Negar. Une association pour les droits des Afghanes, avec laquelle elle ouvre des écoles clandestines pour filles entre 1997 et 2001. “Dans cet accord honteux avec les talibans, où sont les droits des femmes, les droits humains, les droits démocratiques ? Les Américains ont foutu en l’air tout l’honneur et la fierté démocratique de l’occident.


 Soyez aux côtés de vos sœurs afghanes qui sont sur le point d’être rayées de l’histoire” 

Pour l’association Negar – qui verse des salaires aux enseignantes dans des établissements pour filles dans divers endroits d’Afghanistan et assure des entrées d’argent pour les mères sans emploi – tout est à refaire depuis le début. “Il y a aussi beaucoup de jeunes filles qui ont la responsabilité de leur famille. Avec autant d’années de guerre et de difficultés, de coups durs économiques, ces familles n’ont rien à manger. Là, je fais appel au gouvernement français. Parce que ces gens sont en danger de mort”, poursuit Shoukria Haidar.

Beaucoup d’Afghanes sont aussi réfugiées de l’intérieur. L’ONU estimait mi-août que 80 % des 25 0000 Afghan·e·s contraint·e·s de fuir à travers leur pays depuis la fin du mois de mai étaient des femmes et des enfants. Ce groupe représente aussi la moitié des pertes civiles depuis le début de l’année. Shoukria Haidar dit recevoir des centaines de messages de demandes d’aide et ne dormir que très peu depuis mi-août. “Il faut agir vite, parce que le temps leur est compté. Il ne faut pas lâcher, il faut être présent, il faut expliquer et se battre contre la propagande des talibans.” 

Malgré la terreur, à Kaboul, Hérat, Balkh et quelques autres femmes manifestent. Sur les vidéos partagées par des journalistes et des militant·e·s sur les réseaux sociaux, elles font face aux talibans et brandissent des pancartes sur lesquelles elles écrivent “liberté”. Les talibans, armés jusqu’aux dents, n’hésitent pas à tirer en l’air, à battre et à séquestrer les quelques femmes qui s’érigent contre eux. “Leur courage est immense”, salue Shoukria Haidar. 

Mais les filles et les femmes ne sont pas les seules victimes de ce nouveau pouvoir. Leur mari, leur frère et leur fils souffrent également des répercussions d’une guerre qui, depuis l’invasion américaine, aurait fait autour de 50 000 mort·e·s civil·e·s. Toutes les minorités sont potentiellement en danger de mort : les Hazaras, les Sikhs, les personnes LGBTQI+… mais aussi les artistes et les journalistes.

Aujourd’hui, les regards et l’empathie sont tournés vers l’Afghanistan, mais que se passera-t-il une fois que les caméras seront parties ? Pour l’entrepreneuse Nilofar Ayoubi, le soutien doit être sororal. “Élevez votre voix en solidarité avec les femmes afghanes et secouez le monde. C’est le moment de montrer le pouvoir des femmes et la solidarité entre sœurs ; soyez aux côtés de vos sœurs afghanes qui sont sur le point d’être rayées de l’histoire une fois de plus après 20 ans de lutte et de sacrifices” Désespérée, elle lance un appel : “Vous nous devez toutes au moins un message sur les médias sociaux.

À Kaboul, éloignée de ses amies enfuies ou cachées, Negin se sent seule et désemparée. “Comment voulez-vous que je me sente dans une situation pareille, pleine de risques et de menaces pour une jeune fille comme moi ? Les talibans sont des barbares”. Shoukria Haidar, quant à elle, reste déterminée : “Les Afghanes vivent un cauchemar les yeux ouverts. Mais nous restons debout. On gagnera ou on mourra.” 

Publié par :Marguerite Nebelsztein

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